Sainte Salsa                                                                                           p.03

 








  1. Il me semble que cette lettre n’est pas trop difficile à lire, elle n’a pas ce côté pénible que nous redoutons tous lorsqu’il nous faut déchiffrer du blabla. Bien sûr, c’est du Camus. Dois-je la laisser telle quelle ou retirer les phrases principales pour les faire publier ?

  1. Paris, le 10 février 1957

  2. Mon cher Sénac,


  3. Je suppose que c'est à vous que je dois l'envoi de votre article d'Exigence. Je suis surpris cependant d'y trouver une note qui mérite que j'y réponde, bien que j'aie décidé de me taire en ce qui concerne l'Algérie, afin de n'ajouter ni à son malheur, ni aux bêtises qu'on écrit à son propos.

  4. Je vous rappelle votre note :

  5. « Celui qui écrit ne sera jamais à la hauteur de ceux qui meurent, déclarait naguère Camus, à une époque où il ne reniait pas encore l'injustice des Justes. » Ce « pas encore » est de trop. Le sujet des Justes est précisément celui qui nous occupe aujourd'hui et je pense toujours ce que je pensais alors. Le héros des Justes refuse de lancer sa bombe lorsqu'il voit qu'en plus du grand-duc qu'il a accepté d'abattre, il risque de tuer deux enfants. Ce refus, cette certitude passionnée qu'il y a dans le meurtre et dans l'injustice une limite à ne pas dépasser, je les ai donnés en exemple, dans ma pièce et dans l'Homme révolté parce qu'ils sont les seuls selon moi à garder à la révolte sa vérité et sa grandeur. Ma position n'a pas varié sur ce point, et si je peux comprendre et admirer le combattant d'une libération, je n'ai que dégoût devant le tueur de femmes et d'enfants. La cause du peuple arabe en Algérie n'a jamais été mieux desservie que par le terrorisme civil pratiqué désormais systématiquement par les mouvements arabes. Et ce terrorisme retarde, peut-être irréparablement, la solution de justice qui finira par intervenir.

  6. L'objection qui consiste à dire que les Français en font autant pourrait être discutée utilement si des intellectuels ou des responsables arabes avaient protesté contre ces meurtres d'innocents, comme nous l'avons fait, et publiquement, contre la répression collective. Il n'en a rien été. Nous sommes donc restés seuls avec nos bons sentiments pendant qu'on tirait sur (phrase inachevée, ajoutée à la plume à la dactylographie) Que du moins vous ne me fassiez point approuver, fût-ce dans le passé, des actes qui me répugnent. Je continue au contraire, non pas à renier mais à condamner absolument, aujourd'hui comme hier, l'assassinat de civils innocents. J'ajouterai enfin que votre « pas encore » n'est pas seulement inexact, il est encore légèrement injurieux, s'adressant à un homme dont vous savez qu'il a été seul de son état, en Algérie, il y a vingt ans, à prendre la défense du peuple arabe.

  7.      Je n'ai pas certes de leçon à vous donner. Laissez-moi vous dire cependant que je continue de penser que celui qui écrit n'est jamais à la hauteur de ceux qui meurent. Il y a beaucoup de gens qui meurent aujourd'hui en Algérie, et des deux côtés. Vous qui écrivez, pensez bien, avant de vous donner l'air, contre moi, d'accepter la trop fameuse injustice des justes. Cette formule, légère ici, pèse là-bas son poids de sang. Tout ce qu'un écrivain doit veiller à faire, tant qu'il ne se bat pas, est de ne pas ajouter, en cédant aux facilités de langage, à ce poids de sang.

  8. Vôtre A.C.

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