Après camus                                                          p.03

 
 

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Une ou deux années peut-être se sont écoulées et ma collection de différents clichés de Tipasa a augmenté suffisamment pour composer un livre. Isabelle-Fleur, qui n'habite pas très loin de chez nous, est venue nous rendre visite avec Pauline, sa petite dernière, une enfant gâtée, pourrie, coléreuse, capricieuse et qui parle comme une grande personne alors qu'elle est âgée à peine d’un peu plus  de trois ans. Elle emploie le subjonctif. Elle a refusé de me dire bonjour et elle m'a tiré la langue. J'ai l'habitude. Elle sait surtout que je l’adore parce qu’elle me fascine.

- Papy, tu vas me prêter un livre de Camus à moi aussi ?

J’ai promis et puis je me suis glissé vers le piano et j'ai eu très envie de demander à Isabelle-Fleur d’interpréter Tipasa. Je n'ai pas osé. Elle dit invariablement qu’elle joue du piano et qu’elle chante parce que c'est son métier et que, pendant ses jours de repos, elle se décontracte. Les longues tournées en France et à l’étranger, la fatiguent alors il ne faut rien lui demander lorsqu’elle se délasse. Elle pense que la soprano qu’elle est devenue se joue des suraigus, à la condition de travailler tous les jours pour garder la voix bien placée. Les exercices souvent l’épuisent. Un mois de vraies vacances et elle chante un peu plus bas. Elle a les doigts qui rouillent et elle déchiffre avec moins d’aisance. Je sais tout cela. 

Alors j'ai pensé au bon père que j'avais essayé d’être, toujours disponible pour faire le chauffeur de taxi vers le lycée de Saint-Maur, et le conservatoire, et les leçons particulières que j'avais financée tous les mois, et puis le très beau piano que nous lui avions acheté parce que le mien n'était plus assez performant pour elle...

Je me suis enhardi et j'ai murmuré, un peu humble, un peu effacé, que je préparais un livre sur Tipasa et qu'elle pourrait peut-être, si elle n'était pas trop fatiguée, me jouer son très beau morceau de Tipasa, histoire de m'inspirer un peu.

Elle m'a regardé, interloquée : « Tipasa ? Tipasa ? C'est quoi ça ? J'ai déjà joué Tipasa ? Et c'est de qui ? »

Depuis cette visite, j'essaye d'apprendre à vieillir. Malgré moi, hélas, je n'arrive pas à renoncer à mon ordinateur, à mes recherches chez les auteurs que j'aime.

J’écoute parfois Isabelle-Fleur lorsqu’elle se lance dans des explications qui s’appliquent à son gros labeur technique lorsqu’elle doit effacer les traces du travail. Attention, insiste-t-elle, il ne faut jamais tomber dans le document tout cru ! C'est le cœur qui doit s'exprimer. Je n’essaye même pas de lui faire remarquer qu’il n’y a pas si longtemps, combien son cœur s’était exprimé pour interpréter Tipasa. Les artistes sont presque tous pourvus d’une excellente mémoire avec laquelle ils jouent beaucoup et puis, de temps en temps, c’est le vide et rien ne les intéresse que leur art.

La langueur de l'âme chez moi ne va jamais jusqu'au découragement. Je sais que demain, il fera beau !

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Ma collection de clichés de Tipasa a augmenté.