Voici du beau et grand Camus. Quatre lignes de ses carnets 1939-1942 que ma mère lisait en pleurant :
" 18 mars 1941. Les hauteurs au-dessus d'Alger débordent de fleurs au printemps. L'odeur de miel des roses jaunes coule dans les petites rues. D'énormes cyprès noirs laissent gicler à leur sommet des éclats de glycine et d'aubépine dont le cheminement reste caché à l'intérieur. Un vent doux, le golfe immense et plat. Du désir
fort et simple – et l'absurdité de quitter tout cela."
-Et l'absurdité de quitter tout cela, soupirait encore ma mère en reniflant un peu. Enfin, il nous a quittés sans voir notre drame. Notre drame aurait été le sien. Il avait quand même un cœur. Ah, cet absurde accident !
Camus : La mer au plus près.
« Certaines nuits dont la douceur se prolonge, oui, cela aide à mourir de savoir qu'elles reviendront après nous sur la terre et la mer. Grande mer, toujours labourée, toujours vierge, ma religion
avec la nuit ! Elle nous lave et nous rassasie dans ses sillons stériles, elle nous libère et nous tient debout. A chaque vague, une promesse, toujours la même. Que dit la vague ? Si je devais mourir, entouré de montagnes froides, ignoré du monde, renié par les miens, à bout de force enfin, la mer, au dernier moment, emplirait ma cellule, viendrait me soutenir au-dessus de moi-même et m'aider à mourir sans haine. »
Quand en 1958 il acquiert sa maison de Lourmarin, il écrit à son maître Jean Grenier :
«
Je mets mes pas dans les vôtres ».
Remarquons qu'avec l'argent du prix Nobel, il a donc acheté une ferme à Lourmarin, près de Marseille. Il n'a pas investi son argent en Algérie. Il a entendu, de loin, les « événements » et le coup d’Etat de mai 1958. Il était bien trop intelligent pour se faire berner par les promesses du général. Il ne nous a rien dit. Il a laissé faire.
Albert Camus : «La mer, le soleil, le sable chaud, les géraniums et... les bois d'eucalyptus ? On touche le bonheur. Je ne pourrai jamais
vivre en dehors d'Alger. Jamais. Je voyagerai car je veux connaître le monde mais, j'en ai la conviction, ailleurs, je serai toujours en exil. » Oui, il était en exil.
C'est ainsi que les grands écrivains fixent l'Histoire ou plutôt leur Histoire. J'ai souvent pensé à ma pauvre grand-mère qui soupirait : « Que veux-tu que je te dise ? Les Camus, comme nous, c'était des pauvres... » Quant à ma mère, elle s'exclamait dans son studio (car mes parents se sont retrouvés dans un studio) de la rue Maurice Ripoche
dans le XIVème arrondissement de Paris, qu’elle avait connu Camus avec des souliers troués mais que le prix Nobel lui avait tourné la tête. Elle tordait ses mains et entre deux sanglots elle disait : « Il nous a laissés tomber, à nous les Français d’Algérie, des Français comme lui. Et des Arabes fidèles à la France, il n'en a rien eu à faire. Nous sommes revenus une main devant, une main derrière et les yeux pour pleurer. »
C’était le langage de ma mère avec ses côtés fleuris et excessifs. Mon père, lui, a
toujours baissé la tête et gardé le silence dans la misère de notre rapatriement. Une misère sans haillons, sans soupe populaire, sans abus de mauvais vin. Une misère révélée dans notre regard et dans les beaux yeux bleus de mon père. Il est resté noble jusqu'à la fin de sa vie.