Lorsque Sénac, qui était encore un jeune poète de 20 ans, écrivit pour la première fois à Albert Camus, ce dernier était déjà internationalement connu.
L'Étranger date de 1942 et La Peste venait de paraître. L'écrivain répondit pourtant aussitôt à Jean Sénac (24 juin 1947). (Camus avait aussi répondu à ma mère mais tous deux se connaissaient bien). On peut penser que ces deux lettres inaugurèrent une correspondance presque affectueuse, peut-être exigeante et en tous les cas, confiante. Elle dura, cette correspondance, jusqu'en 1958. Les lettres témoignent d'une époque riche et bouillonnante
: les deux hommes parlaient de littérature tandis que l'œuvre de Jean Sénac s'ébauchait. Camus devenait Prix Nobel, plusieurs écrivains de l'époque étaient mentionnés dans ces échanges. Cette correspondance concernait aussi leur histoire personnelle face à la lutte pour l'indépendance de l'Algérie, que Sénac soutenait de toute son âme en métropole, oui en métropole sinon en Algérie il aurait peut-être été lapidé par ses frères européens. (Pensons aux collaborateurs durant la période de Vichy pendant la deuxième
guerre mondiale). Observons ici une « retenue » de Camus qui souffrait de la guerre et des événements tragiques qui déchiraient cette noire période.
En avril 1958, Jean Sénac reprocha son silence avec véhémence à Camus et lui adressa une lettre de rupture. « Camus, notre frère Taleb vient d'être guillotiné. Ils n'ont pas pu avoir Djamila Bouhired et Henri Alleg (Deux personnages du F.L.N.).
Ils se sont vengés. Je sais à quel point je dois vous irriter, mais quoi ! Ne me suis-je pas juré d'être avec vous
d'une insupportable franchise ? De ceux qui voudraient faire de vous le Prix Nobel de la Pacification ne pouviez-vous exiger la grâce de l'étudiant Taleb ? » (Introduction à un entretien de Hamid Nacer-Khodja publié dans La Dépêche de Kabylie,
Le "frère" Taleb a été guillotiné et Albert Camus n'a pas sourcillé. La tête d'un Arabe venait de rouler dans la sciure et il a dû se sentir à la fois très loin et très près de son ouvrage L'étranger. L'étranger qui n'était pas un "indigène" mais
un Arabe, L'étranger écrit au passé composé avec des dialogues rapportés et qui se trouvait depuis seize ans sur les rayons des bonnes librairies, L'étranger, un récit qu'il avait beaucoup travaillé alors qu'il ne contenait que cent quatre-vingts petites pages et par lequel il disait son horreur de la peine de mort. Je crois que le passé composé a été utilisé pour indiquer une période morte.
En Algérie, les hommes du peuple refusent le mot « indigène ». Pourquoi ? Mystère.
Une fois encore, devant la justice
ou l'injustice d'une exécution, Camus choisissait la vie de sa mère et de son peuple.